« La vie est un cadeau »

Editorial

« La vie est un cadeau ». Démarrer son premier post sur un tel poncif, je conçois qu’il y a mieux pour attirer le lecteur. Mais puisque l’expression est à ce point banale, c’est probablement qu’elle recèle une part de vérité, éprouvée par les générations qui se sont succédé depuis l’aube des temps. Et puisque je commence ce blog alors que les fêtes de Noël approchent à grands pas, évoquer le concept de cadeau me paraît de saison, sinon opportun.

La vie est donc un cadeau. Or, nous savons tous ce qu’il advient, de plus en plus fréquemment, à ceux qui sont déposés au pied du sapin, dans la nuit du 24 décembre : ils sont promis à changer rapidement de main, via une application de revente sur l’Internet. L’environnement consumériste, dans lequel nous vivons, rabaisse le présent à sa seule valeur marchande, déconnectée du plaisir premier d’offrir et de recevoir. Sans doute parce que nous ne prenons plus le temps de choisir ce qui conviendra réellement à la personne à laquelle nous le destinons. L’investissement affectif décline à mesure que, paresseux ou débordés par la vie, nous estimons pouvoir compenser par l’usage irrépressible de notre carte bancaire. Par le genre de clin d’œil que, seule, permet la langue française, le présent, au sens du bien matériel comme du temps actuel,  est démonétisé, parce que victime d’un désinvestissement, personnel et collectif. Ainsi, cette dépréciation du cadeau vaut également pour la vie.

Pendant très longtemps, il n’y eut que deux façons de vivre sa vie ; l’omniprésence des nouveaux supports de communication nous en a imposé deux autres. De ces quatre approches différentes, il n’y en a qu’une seule qui en vaille réellement la peine. Pas la peine d’être grand clerc pour comprendre que la plus gratifiante sera aussi la plus exigeante. Petite revue de détail pour ce qui n’en est pas un, si notre objectif est de réussir notre vie, et non dans la vie (encore que les deux ne soient pas nécessairement incompatibles).

L’approche la plus récente est celle qui consiste à disperser son énergie vitale à suivre la vie des autres, jusqu’à s’en passionner plus que de raison, ce qui revient à s’oublier soi-même en chemin. C’est « la vie par procuration », évoquée par Jean-Jacques Goldmann dans un titre éponyme, la véritable plaie des fameux réseaux sociaux. Multiplier les statuts de « suiveur » garantit au vulgum pecus d’en savoir toujours plus, et notamment jusqu’à l’insignifiant, sur ses cibles préférées, qu’elles soient issues du monde du sport, du divertissement ou de la mode. Et comme le temps et l’attention ne sont pas extensibles, il opère cela au détriment du relationnel proche et de lui-même, en définitive. Et si d’aventure l’objet de sa perdition vitale se montre soudainement prolixe, le « suiveur » peut toujours se rabattre sur le fil d’actualité de ses « amis », ceux-là même qu’il n’a jamais rencontrés ; ou se focaliser sur ces « contacts » qui font partie intégrante de sa vie pour avoir fréquenté le même établissement scolaire, suivi un même cursus universitaire ou professionnel ou partagé un même hobby. Il va sans dire que sa vraie vie en souffre puisque le temps continue de s’écouler dans le sablier, mais au fil du déroulé des octets du cyberespace.

Cette version 2.0 d’une vie passive sous influence n’est pas sans rappeler l’engouement originel pour la presse dite « people » et, dans une mesure moindre, certains effets induits par cette formidable invention cathodique, le petit écran. L’invention de la télévision avait rendu possible le fait de regarder la vie d’autrui bien plus confortablement que depuis sa fenêtre, pour ceux qui font montre d’une curiosité certaine pour leur voisinage s’entend. Les feuilletons à rallonge, les séries récurrentes ainsi que les émissions de divertissement ont vite su instaurer un rythme qui, circadien ou périodique, installe une proximité chronophage avec des héros de séries, des animateurs, chroniqueurs et autres intervenants réguliers de la lucarne magique… Dans cette version originelle de la vie par procuration, il y avait pourtant ce côté positif voulant que cette peopolisation pouvaient faire l’objet d’échanges et de partages dans le relationnel de la vie vraie. De plus, l’addiction éventuelle était moindre, puisque gérée par le diffuseur au rythme des parutions.

La deuxième manière de vivre prend une tournure plus active que la précédente. Nous restons dans l’univers électronique, mais la posture du « suiveur » s’efface alors devant celle du « gamer ». Ce dernier ne se contente pas de regarder la vie des autres jusqu’à en oublier de vivre la sienne, dans les cas les plus extrêmes relevant d’une pathologie mentale. Le « joueur », lui, s’apparente plus à un cas de mythomanie, dans le sens où le monde factice du 2.0 l’encourage à se créer une vie alternative dans laquelle le concept de virtualité prend tout son sens. Il en perd jusqu’à son identité sous couvert de pseudonyme ou d’avatar. Peu ou prou, la seule vie qui compte désormais pour lui se situe dans un univers parallèle qui tend à se déconnecter de son existence sociale et biologique. Les jeux vidéo en ligne, les forums de discussion ou les sites de rencontre deviennent des aires vitales hors du temps vrai. Sauf que, là encore, la vie passée dans ces pratiques, sur téléphone mobile, console de jeu ou ordinateur, ne se rattrape jamais !

Si une emprise, en mode passif ou actif, a été rendue possible, c’est parce que la psychologie sociale prédisposait l’individu à cette dépossession vitale. L’existence de ce terreau fertile explique la troisième manière de vivre sa vie. En effet, qui, parmi les générations qui ont précédé l’ère de la modernité 2.0, a pu se targuer de vivre la vie qu’il souhaitait, de la façon qu’il désirait, en fonction des contraintes spécifiques inhérentes à son existence s’entend ? Pendant très longtemps, l’individualisme a été un concept qui n’a pas eu cours dans des sociétés organisées autour de bases collectives concentriques (famille, lieu-dit, clocher, bourg etc…). Qu’elle ait été féodale, rurale ou industrielle, la  vie collective imposait aux enfants de suivre prioritairement les pas de leurs parents. Avec l’apparition de nouveaux métiers, l’essor de la modernité et le jeu des échanges, la société française du XXe siècle a promu l’idée d’un ascenseur social, offrant des perspectives d’évolution et de vie meilleure, d’une génération à l’autre. Pourtant, là encore, il fut beaucoup question de vie par procuration. Dans une société plus ouverte aux potentialités élargies, combien de jeunes ont finalement eu la vie qu’ils auraient souhaité vivre ? Bien peu en vérité, puisqu’ils ont souvent été les otages consentants d’un milieu social et de leur entourage. Souvent les parents ont projeté sur eux leurs propres ambitions déçues, leurs rêves, leurs passions ou leurs frustrations de sorte à les orienter sur des voies qui n’étaient pas les leurs. La plupart du temps, il convient de dire que l’entourage était bien intentionné et qu’il pensait bien faire. On ne saurait comprendre autrement l’appétence des français pour les emplois du secteur public à partir des années 1950. Devenir fonctionnaire était, pour les classes inférieures et moyennes, l’ambition de tout parent pour sa progéniture.     

Pour résumer, ces influences extérieures, directes ou ambiantes, exercent sur l’individu des stimuli qui l’amènent dénaturer le cadeau qui lui est fait. Qu’il soit conduit à s’occuper plus souvent de la manière dont les autres vivent la leur, ou qu’il se préoccupe trop de leur jugement quant à sa façon de vivre la sienne, ou qu’il préfère s’extraire de sa réalité pour gagner des horizons artificiels, il passe forcément à côté de l’essence-même de la vie !

Dans un monde idéal, il ne devrait y avoir qu’une seule manière de vivre : en pleine conscience de sa volonté propre et conformément à son caractère profond. Car vivre, c’est avant tout l’obligation qui nous est faite d’apprendre à nous connaître en priorité. C’est ensuite la nécessité de faire preuve d’une ferme volonté, en faisant nos propres choix à l’aune de nos envies et de nos capacités. Vivre, c’est accepter de s’incarner en acteur du destin que nous nous traçons. Vivre, c’est admettre que le temps qui passe est à la fois un allié et un ennemi ; et qu’à ce double titre, il doit être respecté en tant que bien, aussi précieux que la santé. Vivre est la plus intense des exigences, qui doit nous conduire à faire du mieux possible en fonction des circonstances, de sorte à ce que notre existence compte, pour soi et pour les autres, puisque l’être humain est un animal grégaire avant tout.

Cette manière de vivre, la seule qui vaille véritablement, s’extrait des dépendances habituelles pour faire ses choix en conscience. En cela, le cadeau de la vie est aussi un fardeau.

La vie est un fardeau, en cela qu’elle exige de chacun de nous la douloureuse acceptation de commettre des erreurs en chemin. Des fautes de parcours certaines, faites de bonne foi en fonction d’informations tronquées ou parcellaires, qu’il faut alors pouvoir assumer seul. Parce que le cadeau n’est jamais livré avec le mode d’emploi ! La vie se découvre à mesure qu’elle avance, telle la ligne d’horizon. Et il ne peut y avoir de guide pertinent parce que chaque cas est particulier par essence. Accepter de se faire confiance et se tenir pour seul responsable de son parcours sont, sans aucun doute, les préalables à pouvoir profiter convenablement du cadeau lesté qu’est la vie. Certes, la chose n’est pas aisée, mais le fardeau de cette exigence est-il vraiment plus lourd que celui qui ploie les épaules des personnes passives ou fuyantes qui finiront immanquablement par regretter de n’avoir pas pris le « temps de vivre », non qu’elles n’aient pas disposé d’un temps vital suffisant, mais parce qu’elles se seront grandement perdues en route ? Parce qu’elles n’auront pas voulu ou su positiver les heures dévolues au travail ; parce qu’elles auront finalement plus subi que choisi leur relationnel ; parce que, jusque dans leur temps de loisir, elles auront dilapidé des instants privilégiés dans des contraintes auto-infligées.    

Prendre le risque d’accepter la vie comme un cadeau à honorer au quotidien rend le remord acceptable. C’est largement préférable à la litanie des regrets.               

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